8 ene 2011

NAISSANCE DES FANTÔMES

AQUÍ OS DEJO EL RESUMEN DE MARÍA CABRERA, ADVIDTIÉNDOOS DE QUE ESTE LIBRO ES UN TOSTÓN. ¡QUE LO DISFRUÉIS!


Mon mari a disparu. Deux cents personnes disparaissaient tous les jours dans le pays et on les retrouvait, rarement, dans les îles en compagnie de belles blondes. Les enquêteurs m’ont demandé si mon mari était dépressif.
J’ai regardé dans la rue, pour voir si mon mari ne traversait pas ; c’est ma mère qui a raccroché la première, en m’accusant, comme d’habitude, de ne lui prêter aucune attention, alors que j’étais à cette seule occupation : guetter au calme l’apparition de mon mari.
Ce soir-là, ce fut la dernière fois, à mon souvenir, que je réussir à me percevoir comme entière, pleine et ramassée ; ensuite je me suis diffusée comme les galaxies, vaporisée très loin comme les géantes rouges, à ne pas vouloir admettre que le retard de mon mari était de plus en plus bizarre. J’ai soufflé sur ma colère, sur ma faim. Puis tout est devenu gris. Je suis restée seule.
J’ai empoigné le téléphone et j’ai téléphoné à Jacqueline.
Tout a tremblé comme sous un coup de gong, l’air vibrait au ras du sol. Je voyais glisser un éclat sur la façade, comme une silhouette seule dans un reflet. Je me suis sentie idiote. Je n’avais aucune envie de raconter mon histoire, je n’avais aucune envie de prononcer ces mots, que mon mari n’était pas rentré à la maison.
Mon mari était un homme conséquent, qui ne m’aurait jamais laissée ainsi toute seule à m’inquiéter : il aurait préféré me téléphoner. D’un coup j’ai compris que c’était vrai, que je ne rêvais pas, que mon mari n’était pas rentré ce soir après être allé chercher la baguette, que c’était ça qui était réel, que c’était ça qui existait.
J’ai vu mon mari qui revenait, son pas long et un peu bancal, son manteau, ses épaules voûtées, sa silhouette haute. J’ai descendu l’escalier en courant. La rue était déserte. Je l’ai appelé. Un home m’a regardée avec étonnement. Ce n’était pas mon mari.
J’ai composé le numéro de ma belle-mère. J’ai compris qu’il commençait à être vraiment tard. Comment lui dire que mon mari, son fils, avait disparu ?
Les nuits d’insomnie, quand le grand corps endormi de mon mari m’apparaissait comme une île au milieu du lit immense. J’ai allumé toutes les lumières. J’ai composé le numéro d’urgence. Ils m’ont dit de rappeler demain si je restais encore sans nouvelles. J’ai marché dans l’appartement.
Les jours et les semaines à venir, j’allais vérifier, avec une lassitude de plus en plus grande, que mon mode de vie serait dorénavant celui-là, alternatif et pénible. Cette première nuit, je réussis à me discipliner suffisamment pour faire les gestes du quotidien. Je ne sentais plus rien. À tout ce qu’il m’aurait fallu ressentir à la seule évocation de mon mari. Alors j’étais désespérée. Ce choc d’adrénaline était la preuve attendue de mon amour pour lui. Ma crise d’hystérie vers trois heures du matin aurait eu la preuve de mon désespoir.
Mon mari était un homme dépourvu d’imagination, et, de plus, extrêmement gentil : jamais il n’aurait monté un tel stratagème pour m’arracher un aveu. Sous cette idée neuve que jamais mon mari n’aurait disparu pour moi (idée qui me mettait d’assez mauvaise humeur), je sentais la panique qui revenait, qui me pressait de ses doigts et mon cœur se débattait.
Il était évident et obligatoire que je dormirais avec mon mari comme je l’avais fait sans exception depuis sept ans, et je suis allée me coucher. Où était mon mari ?
Si je ne parvenais pas à joindre mon mari malgré mon attention extrême, c’est qu’il était mort. À quatre heures du matin, je me trouvai à bord d’un taxi à faire la tournée des hôpitaux, jusqu’à la morgue. Quelque chose en moi aurait arrêté de battre. Je suis retournée me coucher.
À l’époque où j’ai connu mon mari, il avait déjà monté sa petite agence immobilière.
On commence à croire à la présence des ombres ; leur réalité gagne, et leur présence devient bientôt une évidence : l’absence de mon mari. Les ombres sous le lit ont tôt fait d’encercler, de leurs serres brûlantes, vos pieds à peine posés, et d’autres déplacent les murs, prolongent la chambre de toute la longueur de vos pas, et on vous retrouve fou le lendemain matin, (mon mari chassait les ombres par sa simple conviction d’être adulte).
Seule l’aube m’a tirée de cette nuit pénible qui marque le début de ma bizarre nouvelle vie. Au début de notre mariage, j’avais fait des efforts, je me levais pour petit-déjeuner avec mon mari. Voir surgir sans cesse la silhouette de mon mari était désormais au-dessus de mes forces. À cet instant où j’ai renoncé à l’aspirateur, m’est venue comme une vrombissante sensation de liberté. Je me sentais bizarrement calme.
Je venais là d’épuiser la dernière chance rationnelle de retrouver par moi-même mon mari, je me rendis au commissariat.
Ce jour-là, vers neuf heures du matin, le lendemain du jour où mon mari a disparu, j’ai cru me noyer dans mon grand fauteuil, lourde et clapotante, pleine jusqu’à la gueule de l’absence de mon mari. Où était-il ? Pourquoi n’était-il pas rentré ? Mon mari disparaissait totalement. Il n’était pas rentré hier soir à la maison. Je pouvais en faire un constat et une énigme. C’est à ce moment-là que je fus contrainte d’admettre, après une nuit sans sommeil ni repos, que mon angoisse était fondée. Mais déjà je commençais à raisonner en économie de douleur.
J’ai pris notre album de mariage. Je tournais les pages de plus en plus vite, je voulais précéder la disparition de mon mari. Me venait un soupçon horrible : mon mari, de là où il était su moment où j’assistais à sa disparition, mon mari se considérait-il désormais comme divorcé, jamais marié, libre de toute attache ? Mon mari considérait-il, de là où il se cachait, que sa femme n’avait jamais existé ? Je me suis mise à pleurer sur l’album. Il est vrai qu’au fond je n’ai pas beaucoup de preuves : nous n’avions pas voulu d’alliances.
Le téléphone a sonné. On me parlait, me mère qui m’appelait de son bureau. Elle s’inquiétait de ma voix faible. J’ai dit : mon mari a disparu.
Je ne sais pas comment je suis arrivée sur la plage. Je me recouvrais moi aussi progressivement. Le long des vagues, c’est un endroit où l’on peut donner une image à l’absence, c’est un endroit qui soulage un peu parce que c’est très grand et vide. Je marchais le long des vagues. Mon mari se dissolvait en ce moment dans des sucs digestifs ? L’idée me faisait presque rire. Je marchais vite en ayant envie de hurler dans le vent ; je haïssais, je vomissais tout entier mon mari, où qu’il soit, avec qui il soit, que le maudit aille en enfer.
L’excitation des nerfs n’était pas assez vaste pour occuper longtemps le corps. L’image de mon mari se regroupait en moi. J’ai pensé au corps de mon mari.
La visite de Jacqueline eut quelque chose d’irréel. Ma mère l’avait appelée ; inquiète, lui disant que quelque chose ne tournait pas rond, ma mère m’envoyait ma meilleure amie. Les lèvres de Jacqueline semblaient flotter autour des mots comme un vêtement mal ajusté, mais elle avait cet air de certitude qui me fait toujours douter. Il est fort possible que ton mari ait été enlevé par la police, par la mafia, par un cartel de puissances étrangères, son emploi du temps, votre niveau de vie, ses affaires immobilières, la zone de la frontière reste en enjeu considérable. Jacqueline, debout devant moi, continuait de parler, et mon mari se dédoublait à son tour dans la voix bifide de Jacqueline. Cependant mon expression devait évoquer tout de non l’émerveillement d’un épagneul, car Jacqueline, étourdie, marqua un temps d’arrêt. Je la voyais tendue dans cet effort pour compatir, pour m’aider en la circonstance, pour m’aimer autant que faire se peut ; je la sentais soucieuse, concernée, sincère au-delà même de ce que j’aurais pu imaginer. Jacqueline repoussait mon mari. Elle me prit dans ses bras.
S’il avait disparu, je n’avais aucune raison de croire qu’on allait me le rendre vivant. Il se passe quelque chose de comparable lorsqu’une amie, même raisonneuse au point que la seule idée d’un mari volatil lui donne des nausées et des houles de vertige.
Quand elle partit je fus totalement perdue, collée à genoux contre la porte, inerte et hors de moi, l’envie bestiale au ventre de hurler à mort.
Le temps ne s’était pas arrêté avec la disparition de mon mari. Si je devais affronter une deuxième nuit sans lui, qui pouvait me dire qu’il n’y en aurait pas une troisième, une quatrième, et ainsi de suite ? Je me souvenais de certaines soirées passées seule, quelques-unes, rares, avant de rencontrer mon mari ; et d’autres, épisodiques, lorsqu’il terminait un dossier ou prospectait à l’étranger : je prenais un livre, buvais du café, mangeais du chocolat sans faire de cuisine, passais des heures au téléphone avec ma mère ou Jacqueline. Mais ce deuxième soir d’après la disparition de mon mari, la solitude que voyais devant moi ne trouvait aucune comparaison.
J’étais, quand je retombais sur le lit, reconstituée différemment : cette volatilisation de moi avais lâche et consumé tout ce qui empêchait le rouage de mes atomes. Quand mon mari rentrait il me trouvait profondément endormie, douce et huilée, grognant dès qu’il tentait de me réveiller plus avant. Parfois, j’entendais son pas dans l’escalier, la clé dans la serrure, ses semelles sur la moquette, alors il me trouvait installée contre une pile d’oreillers, des tasses vides à mon chevet, il arrivait que nos fassions l’amour. Ce n’étaient pas ces nuits d’amour, disparues avec mon mari.
Si au moins j’avais pu le sentir quelque part, même loin, même parti à jamais, même agent secret ou maniaque ou déterreur de cadavres, mais le sentir, sentir son existence ! Un concentré de catastrophe qui me pesait dessus, et que mon annulation même ne manquerait pas de précipiter sous forme de monstres et de fantômes. N’étaient en jeu ni le goût de mon mari ni le mien ; je parle de cette solidification du vide.
Je me rappelle avoir trouvé, dans l’armoire à pharmacie, les somnifères que prenait parfois mon mari. Je me suis endormie dans des rêves bestiaux. Déjà je me tendais vers la cage d’escalier, n’était-ce pas le pas de mon mari qui montait. Le téléphone a sonné. Une voix féminine en larmes demandait à parler à mon mari, ça hoquetait en grosses bulles de détresse. J’ai pensé : salaud.
Ma belle-mère voulait lui parler à cette heure impossible. Elle cherchait son fils parmi les bulles, elle le cherchait avant de se dissoudre dans les philtres de l’angoisse, du petit matin solitaire. Il aurait dû être possible de la visiter en songe, d’étouffer ses pressentiments sous d’apaisantes visions, mais j’étais faible à pleurer. Je m’efforçais de visualiser, très fort, ma main posée sur son front, la même main que Jacqueline avait posée sur moi.
Je suis retournée dans ma chambre toute noire encore où je savais que ne dormirais pas. Il me semblait maintenant que, mon mari, eût-il ouvert la porte et ôté posément ses chaussures sur la moquette, j’en serais morte, de joie, de rage et de saisissement. J’étais seule dans le noir.
Dans la forêt quand on est perdu, il faut faire demi-tour et avancer toujours tout droit et l’on retrouve forcément l’issue. J’ai appliqué la règle. Dans la chambre il restait la motion et le noir. Même nommés, touchés ou traversés, les fantômes ne perdent ni en puissance ni en indulgence.
Je marchais dans la chambre, résignée. Mon mari était forcément quelque part, gazeux peut-être, à la limite de sortir de l’univers, mais quelque part forcément, penché sur les bords et me regardant ; comme les morts dont les vivants savent qu’ils sont encore là : en souffles sous les rideaux an l’absence de vent. Mon mari, copiant les morts, allait me faire signe et me rendre à l’existence. Les fantômes sont forts, pour vous rendre fou. J’ai jeté l’ours le plus loin possible de moi dans le rien du tout. Il a volé sans bruit de chute, sans résultat, sans fin.
J’ai allumé les lampes, tout était désormais possible, les éclipses, les poltergeist, les projections de trous noirs jusque dans les domiciles, je suis entrée dans la salle de bains en vérifiant la porte, le petit verrou, il ne se fermerait pas dans mon dos.
J’ai avancé de quelques mètres dans la rue, je circulais dans la ville en traçant des figures plus ou moins larges autour de la petite case que j’occupais, cinquième étage à gauche. Je marchais plus vite, je courais au-devant de leurs constructions. Le soleil faisait s’évaporer le monde, et je flottais. La ville évoluait selon les lois d’une chimie sublime, où la matière passait du solide au gazeux.
Si j’étais enceinte, et je ne réussis à les faire fuir que lorsque sous l’effet d’une étrange présence d’esprit. Je leur annonçai calmement que mon mari était mort, ce qui ôta de leurs visages le sourire d’ange qui m’y promettait le paradis.
Quelque chose naissait dans le rayonnement hésitant des néons ; je m’efforçais cependant de fixer du regard ce qui nous échappait ainsi.
Pensant ce temps, le phénomène s’amplifiât. Le bac fumait et dans cette fumée se devinait un corps gazeux, informe et flottant, doué portant d’une sorte de volonté puisque cela stagnait en insistant là, flou et presque invisible mais, si l’on regardait de nouveau un petit peu à coté, apparaissant de toutes ses forces aux limites de mon camp visuel.
Le bureau de mon mari semblait dans le même état d’abandon et qu’il l’était peut-être lui-même, perdu quelque part dans la stratosphère. Je voyais ce qu’il avait vu tous les jours, la rue imbécile et les pigeons sans but. Les heures qui suivirent ce fut pour résister pourtant à la mélancolie que je revins ici. Quelque part, mon mari (ou quelque esprit tutélaire) continuait de penser à moi. J’essayais ainsi de passer le temps et de me clarifier peut-être les idées. L’énergie vampirique qu’avait injectée dans mes veines l’absence de mon mari. À force de souleur l’esprit, comme le corps, finit pas s’irradier lui-même de flux qui le disloquent, on s’évanouit avant la folie, on se volatilise. Ce retard était celui que je me sentais prendre sur mon fantôme de mari.
S’accentuait ainsi, et devenait plus réel encore, de décrochement. Sa fille émigrée depuis longtemps, son mari mort, son fils disparu, ma belle-mère se demandait ce que je faisais à ses côtés, source possible de tous ses malheurs, quelqu’un qui la suivait depuis longtemps peut-être et provoquait dans sa vie, en mauvais œil toujours posé sur elle, des fractures et des catastrophes. Noues en vînmes à l’album du mariage (comme si ce qu’il disait était toujours derrière moi le regardant). C’était un beau mariage.
Ma belle-mère enfin se leva pour faire du café, je resté seule avec les photos et sans mon mari. De me dépêchai de boire mon café. Enfin ses yeux se fixèrent sur moi, elle rendit la main en un geste curieux. Mais je reconnaissais aussi la marque laissée dans l’œil par l’assaut des fantômes : c’était notre faute commune de n’avoir pas su retenir son fils et mon mari.
Jacqueline m’avait encore téléphoné la veille : mon amie m’accusait d’inertie et de fatalisme.
J’étais en sa présence voire au téléphone avec elle, exerçait sur moi son pouvoir d’une façon qui ne pouvait être que surnaturelle. Tous mes efforts, mes doublets à moi, mes propres couplets fédérateurs, se trouvaient avortés sans sursis par la présence de ma mère.
Elle était en train de m’expliquer, d’un ton bien scandé pour l’oreille, que, partirait-elle au bout du monde, je m’en moquerais éperdument mais je voyais réellement se condenser devant moi une autre personne, fluette, chiffonnée et moins solide. Ma mère reprit ses doléances sur mon extraordinaire indifférence filiale. C’est que pour mon mari, mon avenir, mes enfants morts et ma vie d’adulte, elle se souciait désormais aussi peu de se mettre à ma place, que je m’étais souciée, moi, de me mettre à la sienne.
Je me sentis rapidement très mal ; on fêtait le départ de ma mère. Tout le monde savait que le gendre de l’hôtesse avait disparu, ma mère avait aussi invité ma belle-mère, elle, éperdue et polie, se tenait exactement comme il aurait fallu que je me tienne : tentant vainement de participer aux festivités.
Ce qui m’était pénible, ce n’était pas tant, moi, de m’être transformée en créature des fosses les plus profondes (de ces bestioles translucides qui, sous le projecteur des bathyscaphes, mais de constater de visu, que le seul sentiment éveillé par la disparition de mon mari était la gêne. Il fallait revenir hurler l’absence de mon mari, en broyer les cartilages cervicaux des invités.
Si je me retournais, je signais ma mort. À mesure que j’avançais, j’entendais plus fot les flonflons et les rires, et moins fort le souffle de l’océan.
Tous les gens qui se mouvaient en silence dans l’épaisseur gazeuse de salon, et qui supportaient sans sursaut, dans le même glissement toujours continué de personnages sur coussins d’air, l’absence de mon mari. Le plaisir solitaire du pin dans la brise, les flonflons de la musique à travers les vitres, la basse de la mer dans ma poitrine, c’était tout ce que j’entendais. Il aurait fallu que quelqu’un vienne, me prenne par la main, me parle, me dise de rentrer.
Personne ne semblait avoir remarqué mon absence. Il me semblait que toute cette agitation n’était soulevée que dans un seul but : masquer sous les éclats de voix l’absence de mon mari.
Alors il me parut que ma mère, Jacqueline, le conseiller et les invités ne cachaient rien sous leur dispute et ne concernait ni mon mari ni à proprement parler les monstres ou le dragon. Et je crus comprendre, dans ce qui résistait en eux à l’effilochement, que ni ma mère, ni Jacqueline, ni aucun convive ne se souvenait exactement de mon mari. Certes ils savaient que j’avais été mariée, que mon mari avait disparu, et que sans doute j’en souffrais. Mon mari en s’évaporant avait emporté avec lui. Il n’était pour l’autre irremplaçable, et je suis sûre maintenant que nous ressemblions à tout le monde, si tant est que tout le monde, après une seconde de tetenue, hésite à dire « notre amour ».
Je crus alors être la seule à voir entrer mon mari. Il me regardait, d’un regard étrange, comme sur ces photos où il semblait fixer un point derrière l’objectif. Je tentai d’attraper son regard, d’intercepter avant qu’elle ne glisse trop loin la mire invisible que ses yeux cherchaient. Je fis un pas en avant, mon mari ne bougea pas. Je tendis très doucement la main. Il me semblait qu’ainsi je le maintenais là. De ces formes dans les tapis, mon mari avait pour ainsi dire la consistance ; ses yeux qui ne me regardaient pas, qui regardaient à travers moi, étaient pleins de cette brume-là. Mon mari, malgré son teint lumineux, avait l’air anxieux et comme délavé. Je lui promettrais tout ce qu’il voudrait. Je l’aimerais toute ma vie. Je m’inquiéterais de sa santé, de son travail, de sa solitude et du vide qu’il ressentait peut-être. Nous parlerions de tout. Nous n’aurions pas peur de pleurer. Mon mari restait sur le seuil, immobile, à portée de main mais toujours aussi éloigné pourtant, toujours reculé à la même silencieuse distance. J’articulais son nom en silence.
Mon mari recula. Quelque chose bougea avec lui, un reflux de l’air. Mon mari continuait de trembloter, brouillé et mal défini, comme soumis à un réglage défectueux de l’existence. Je sentis, très distinctement, l’épaisseur de quelque chose qui suivait mon mari, et qui l’ôtait à moi, et qui me vidait, de ma substance.
Jacqueline me tira par le bras, ta belle-mère, me dit-elle. La mère de mon mari me faisait des signes pour que je prenne mon lot de cette hystérique dont la responsabilité, visiblement, me revenait. Je dus marcher longtemps. J’étais revenue au bord de la mer. Nous n’avions fait qu’une fois cette longue promenade, mon mari et moi. Je ne me souviens pas de nuits particulières ; je me souviens de périodes ou d’évitements. Le temps de mon mari était diffus, une seule ligne de temps que ne retrouvais pas dans le déroulement de souvenir, mais qui était comme tissée dans sa trame même, impossible à défaire et à reconnaître.
Les jours avaient passé, mais l’idée restait neuve ; une douleur sans cesse reprise, intacte, et qui occupait toute la place : toujours aussi parfaitement de la même façon, en lieu et place du souvenir, je souffrais.
L’appartement était hanté de gestes doubles, fendu en deux par l’absence de mon mari ; fumer inaugurait un autre temps, mais dans lequel il m’était également impossible de vivre.
Je m’étais levée. Une deuxième silhouette semblait se dessiner à côté de la première, très proche d’elle. Ce deuxième escalier étant peut-être déjà soumis su tournoiement d’un troisième grand escalier, et ainsi de suite, jusqu’à je ne sais quel étage ou profondeur dans je ne sais quel sens.
Je me mis à marcher dans l’appartement ; personne qui aurait pu s’y trouver, ni couple de fantômes, ni monstre, ni farce ni attrape, rien.
Je sentais la pression de l’air sous mon oreiller, tanguant sous le lit, et si j’étendais les bras, je m’appuierais sur la vitesse des courants d’air. Je me tournai vers la fenêtre, et je vis mon mari, perché sur la rambarde. Je me levai pour lui ouvrir, il enjamba le rebord, enleva son manteau que je lui dis que cela faisait longtemps que je lui pris des mains. Je lui dis que cela faisait longtemps que je l’attendais. Il ne répondit pas, il semblait attendre quelque chose, comme si c’était à moi de l’accueillir, de lui demander, que sais´je, s’il avait fait bon voyage. Noues restâmes en silence. Le fait était là, qu’en observant de biais mon mari, mo mari connu de sept ans, lamentée sur mon sort, je ne savais plus que faire, ni à quoi m’en tenir. Mon mari, tout assis sur le lit qu’il était, avec son pantalon que je connaissais bien, ses chaussures cirées piétinant la moquette, sa cravate à demi détachée et sa barbe de la journée, exactement comme lorsqu’il était descendu chercher la baguette, mon mari me faisait mal aux yeux, et se répandait tant, que je m’imaginais facilement lui passer la main à travers le corps ; mais j’avais peur en l’agrippant de découvrir qu’il n’était pas là. Ses vêtements semblaient résister davantage à la disparition. Je ne voulais pas d’un mari que je n’aurais pas pu serrer dans mes bras.
Il se mit lentement debout. L’espace sembla se regrouper autour de lui. Lorsque je sentis mon mari m’entourer par la seule extension de ses mains peu matérielles, et me charger à mon tour de cette énergie-là.
Je ne compris jamais si nous traversâmes la fenêtre, ou si mon mari l’ouvrit pour nous laisser passage. Mais quand je me retrouvai sur mon lit, seule, pailletée de quelque chose qui s’était vraiment passé. Je sais seulement avoir cessé, à ce moment-là, de me demander si mon mari sentait et voyait tout de même ce que moi je sentais et voyais.

2 comentarios:

  1. gracias por el resúmen!!! aunque necesito un milagro para aprobar, pero por lo menos así me entero de algo!

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